Rencontre avec Guy Cassiers

Une pièce de l'ombre

« Je suis toujours heureux que des metteurs et metteuses en scène dont le français n’est pas la langue native s’emparent du répertoire classique et nous réveillent sur ses possibilités multiples. Guy Cassiers est flamand, mais surtout un immense metteur en scène de cette génération anversoise miraculeuse. Guy monte « Bérénice » de Racine, œuvre dont les démons intérieurs ne manquent pas. Il réduit le nombre de protagonistes pour que, sans doute, leurs contradictions soient incarnées de façon plus intérieure encore. J’aime l’idée de ce resserrement et que cette lecture renouvelle encore une fois la qualité́ âpre du théâtre racinien. » Éric Ruf



250319-rdl-0023
  • Chantal Hurault. Après Dostoïevski, dont vous avez adapté Les Démons en 2021, vous retrouvez la Troupe avec une tragédie classique, Bérénice. Vous travaillez depuis longtemps sur la puissance – parfois destructrice – du langage. En quoi la langue de Racine, et cette pièce en particulier, vous intéressent-elles ?

Guy Cassiers. Bérénice est l’histoire d’un trio amoureux, avec laquelle Racine pose cette question, fondamentale : qui suis-je ? La pièce parle de notre difficulté à intégrer l’amour dans nos vies, et de la façon dont nous cherchons le cadre idéal pour vivre une relation d’amitié ou d’amour, sans jamais y parvenir. Les dialogues sont majoritaires, mais les paroles semblent adressées à soi-même, comme si chaque protagoniste cherchait à se convaincre personnellement, à se situer dans son rapport au pouvoir et à ses désirs avec les doutes qui l’habitent depuis des années. Le langage y est à la fois un outil de compréhension et un système de défense, pour se protéger d’autrui et du monde. C’est un cadre passionnant théâtralement. Nous assistons – en temps réel car il n’y a pas d’ellipses – au climax d’une confrontation complexe avec soi. Et derrière l’incroyable beauté de la langue, il y a une cruauté à déconstruire les caractères des autres pour composer sa propre image.Racine écrit en musicien, c’est un cadeau pour les acteurs et les actrices d’avoir une telle construction à la fois très codifiée et disposée à épouser leur personnalité. L’enjeu est de parvenir à ce que l’on entende le langage se construire en même temps que la pensée se développe.

250319-rdl-0273
  • C. H. Titus et Antiochus sont interprétés par un seul acteur, de même pour leurs confidents, Paulin et Arsace. Quel est l’enjeu de ce choix et comment procédez-vous ?

G. C. Cela met en lumière les contradictions internes de Titus et d’Antiochus et leurs comportements en miroir. Ils changent constamment de position et veulent prendre la place de l’autre. Ce qui m’intéresse aussi, c’est d’approcher une universalité de l’amour : quitter progressivement le trio amoureux pour être dans l’échange entre deux êtres qui disent s’aimer.Au début, ils sont clairement différenciés, grâce au jeu de l’acteur bien sûr, et un simple manteau. Pour les premières scènes où ils dialoguent ensemble, il s’agit de truchements élémentaires, tels que la voix de Jérémy Lopez préenregistrée, une silhouette dans l’ombre. Puis nous passons, naturellement, de l’illusion de cette rencontre à l’impression d’une seule entité. De même pour les confidents. L’idée est d’opérer en magicien et d’induire la possibilité de se rencontrer soi-même !Ce choix ouvre également une réflexion sur la nature de l’adresse, qui est pour moi au fondement du théâtre : comment s’adresse-t-on sur scène à un autre personnage, quelle relation entretient-on avec le public pour réfléchir ensemble au sens du texte.

  • C. H. Comment abordez-vous le dilemme de Titus, tiraillé entre sa nouvelle fonction de souverain et ses sentiments pour Bérénice, reine étrangère qui ne peut pas régner selon la loi romaine ?

G. C. La lecture de l’essai de Roland Barthes sur Bérénice a guidé ma réflexion et m’a servi de socle dramaturgique. Comme lui, je pense que les tenants de ce dilemme servent de défense à Titus. Son rapport au pouvoir est ambigu : très libre du vivant de son père, son incapacité à agir lorsqu’il hérite de ses fonctions laisse penser que ses choix précédents – y compris son amour pour Bérénice – étaient pris en opposition à l’autorité paternelle. Ses motivations, comme celles d’Antiochus, sont déterminées par son origine sociale : ce sont des hommes de pouvoir qui se présentent en victimes.Titus se cache derrière sa fonction soudainement acquise. Il laisse son confident profiter de son inaptitude, ou manque d’envie. À ce titre, les liens qui existent entre Titus et Paulin sont plus forts qu’avec Bérénice. Paulin a tout intérêt à ce que Bérénice soit bannie, c’est lui qui détient le pouvoir dans l’ombre de Titus. Que les deux confidents soient interprétés par Alexandre Pavloff met aussi en relief leurs natures différentes.Face à Titus et Antiochus, Bérénice m’apparait plus solide, avec des intentions bien plus claires. La présence permanente et protectrice de sa confidente, Phénice, interprétée par Clotilde de Bayser, y participe. Bérénice est la seule à interroger une possible nouvelle étape, à appeler à une prise de décision. Reine dans son propre territoire, son statut d’étrangère dans une Rome qui lui interdit toute grande responsabilité est explicite derrière chaque phrase, chaque mot prononcé. Le texte est assez puissant pour qu’il ne soit pas nécessaire de surenchérir. La tragédie, c’est le comportement de l’humanité.

250319-rdl-0101
  • C. H. La déroute du sentiment amoureux serait le principal moteur de la tragédie ?

G. C. La dimension tragique tient à cet immobilisme. Personne ne meurt, mais les protagonistes continuent de vivre comme s’ils étaient déjà morts. Titus et Antiochus sont prisonniers du passé, rongés par l’impossibilité de prolonger leur ancienne relation avec Bérénice. Leur usage prolixe du langage dissimule leurs incertitudes ; ils ne cessent de parler d’amour, mais ont une telle peur d’exprimer leurs émotions que nous doutons des sentiments qu’ils expriment. Cette insuffisance est destructrice, pour Bérénice et pour eux. Il en résulte une inertie dans le présent, dans l’ici et maintenant. Politiquement, l’absence de prise de responsabilité est l’une des grandes problématiques de nos sociétés actuelles. Racine met en scène des êtres centrés sur eux-mêmes, coupés de la cité qu’ils fantasment. C’est cette vision cauchemardesque du monde que nous voulons représenter.

  • C. H. La pièce se déroule dans l’espace retranché d’une antichambre, que vous envisagez comme une chambre mentale.

G. C. L’antichambre est un lieu idéal : à la fois espace protecteur favorable à la réflexion et lieu retranché propice au fantasme. Bérénice est une pièce de l’ombre, où la lumière du soleil, c’est-à-dire la lumière extérieure, ne touche personne. Elle met en jeu le darkside, le côté obscur des caractères, l’ombre de leur pensée. La représentation débute dans la lumière du jour et progresse vers la nuit, parallèlement à l’état des personnages de plus en plus aveuglés par la situation. Le texte, le son, le jeu... tout participe d’un univers mouvant : nous ne sommes jamais sûrs de la réalité des identités ou de l’environnement. L’espace se métamorphose par l’usage de la lumière et des projections vidéos comme s’il cherchait « sa » forme, au même titre que les personnages cherchent leur point de vue, leur personnalité et leur identité́. C’est à cette traversée que le spectacle invite le public.

250319-rdl-0116
  • C. H. Quel sens donnez-vous à la statue placée au centre de votre scénographie ?

G. C. C’est une statue usée par l’écoulement du temps, dont on ne discerne plus la forme originale, même si l’on peut penser à un buste. Cette altération se prolonge durant la représentation, la matière se modifie sans cesse. Je ne souhaite pas imposer un sens fermé à cet objet, qui peut être à l’origine des tensions entre les personnages, ou une extension de l’espace mental de Bérénice. Il doit entrer en dialogue direct avec l’histoire que nous racontons et, je l’espère, donner matière à réflexion au public.

  • C. H. Vous développez depuis vos débuts un théâtre où l’image et le son sont très présents aux côtés du texte. Chacune de vos créations renouvelle les modalités de cette « polyphonie », pour reprendre votre terme. Quels rôles ont ici l’image et le son ?

G. C. Je cherche en effet à atteindre une polyphonie, avec des moments où la lumière est plus développée, d’autres où c’est le son ou la vidéo. On relève souvent la place de l’image et de la vidéo dans mon travail, mais le son y a une même importance. J’ai l’habitude de constituer avec mes collaborateurs et collaboratrices des bibliothèques d’images, de sons et de lumière avant les répétitions, en construisant une dramaturgie pour chaque discipline. Cela permet d’offrir dès le début des répétitions un large champ d’investigation aux acteurs et actrices, et de tester en jeu ce qui est nécessaire ou pas. J’aime particulièrement cette étape où l’équipe se concentre sur la façon dont les éléments dialoguent entre eux, pour ouvrir le sens du texte, éclairer ce qui n’est pas dit, stimuler l’imagination du public. Tout mon théâtre recherche ce dialogue.

250319-rdl-0305

Entretien réalisé par Chantal Hurault
Responsable de la communication et des publications du Théâtre du Vieux-Colombier


EN LIGNE LUNDI 24 MARS

QUELLE COMÉDIE ! LE PODCAST
L’ENTRETIEN #6 – Guy Cassiers, faire dialoguer les arts
par Béline Dolat
Disponible sur Spotify, Deezer et Apple Podcast


19 March 2025

Bérénice
VX-COLOMBIER

  • Smart glasses

    English subtitles

  • Découvrez

    la saison 24-25

ATTENTION

En raison du préavis de grève nationale déposé pour la défense des métiers des professionnelles et professionnels des arts, du spectacle et de la culture suivi par une partie des équipes de la Comédie-Française, la représentation de La Cerisaie programmée ce jeudi 20 mars à 20h30, Salle Richelieu, est annulée.

Vous trouverez ci-dessous les modalités de remboursement de vos billets.

Nous vous prions de bien vouloir nous excuser et vous remercions par avance pour votre patience, fidélité et soutien.

VIGIPIRATE

En raison du renforcement des mesures de sécurité dans le cadre du plan Vigipirate « Urgence attentat », nous vous demandons de vous présenter 30 minutes avant le début de la représentation afin de faciliter le contrôle.

Nous vous rappelons également qu’un seul sac (de type sac à main, petit sac à dos) par personne est admis dans l’enceinte des trois théâtres de la Comédie-Française. Tout spectateur se présentant muni d’autres sacs (sac de courses, bagage) ou objets encombrants, se verra interdire l’entrée des bâtiments.

vigipirate-urgenceattentat2